La reliure moderne est née du désir de renouveler le rapport entre le livre et sa forme.
Héritière de la tradition, elle en reprend les techniques fondamentales tout en s’en affranchissant pour explorer de nouvelles voies : celles de la création artistique, de la matière expérimentale et du design contemporain.
Elle ne se limite plus à protéger un texte : elle l’interprète, le met en scène, parfois le réinvente.
Au début du XXᵉ siècle, la reliure connaît une profonde mutation. Les progrès de l’imprimerie et de l’édition industrielle libèrent les relieurs de la production en série : ils peuvent à nouveau se consacrer à la création.
Des artistes comme Paul Bonet, Jean de Gonet, Benjamin Elbel, Florent Rousseau ou Sun Evrard bouleversent les codes. Leur approche fait entrer la reliure dans le champ de l’art moderne : le livre devient un support d’expression plastique à part entière.
L’esprit change : on ne cherche plus seulement à reproduire un style ancien, mais à dialoguer avec le contenu du livre. La reliure devient un prolongement du texte, une interprétation visuelle et tactile de l’œuvre.
Si les bases techniques demeurent les mêmes (couture, montage, couvrure), la reliure moderne en détourne l’usage pour inventer de nouvelles formes.
Elle repose sur trois principes essentiels :
Le cuir n’est plus exclusif. Le relieur moderne explore le papier japonais, la toile enduite, le métal, le plastique, le bois, le plexiglas ou même le tissu. Chaque matière possède sa texture, sa résistance, sa lumière. L’assemblage devient un jeu d’équilibre entre fragilité et solidité, entre transparence et opacité.
En illustration une reliure d'Alain Tarral : Albert Camus. Noces. Illustrations de Clairin. Reliure en Bois satiné rubané à charnières doubles. Plats ornés d’un décor abstrait par superposition de bois.
Les dos droits remplacent parfois les dos ronds, les coutures deviennent apparentes, les structures se simplifient ou se déstructurent. Certains relieurs laissent volontairement visible l’architecture du livre : fils de couture colorés, attaches métalliques, nerfs apparents. La reliure ne dissimule plus le travail, elle le revendique comme une part de son esthétique.
En illustration, la reliure Criss Cross ou reliure "secrète belge", développée par la relieure belge Anne Goy
La dorure traditionnelle laisse place à l’abstraction, aux collages, aux découpes laser, aux incrustations ou à la peinture directe sur la couvrure. Les motifs ne suivent plus des symétries imposées : ils s’inspirent du contenu du livre, de sa musique, de son rythme. La couverture devient un espace d’expression artistique, parfois minimaliste, parfois spectaculaire.
En illustration, les Météores par Nobuko Kiyomiya
La reliure moderne se situe à la croisée des arts : entre l’artisanat d’art, le design d’objet et la sculpture. Le relieur devient un créateur qui conçoit des œuvres uniques, tout en conservant la maîtrise technique héritée de la tradition. Chaque choix — matériau, couleur, structure — participe à un langage visuel qui prolonge celui de l’auteur.
Les expositions de reliures contemporaines mettent en lumière cette diversité : on y trouve des pièces conceptuelles, des livres-objets, des créations collectives ou encore des reliures minimalistes où une couture suffit à dire l’essentiel.
Certaines œuvres ne sont plus destinées à être lues, mais à être regardées et ressenties. Le livre devient alors un objet d’art autonome, témoin d’une réflexion sur le rapport entre texte, forme et matière.
Tout en conservant la rigueur du métier, la reliure moderne intègre de nouveaux outils et procédés :
Thermocollage et adhésifs synthétiques pour remplacer certaines coutures.
Découpes laser, impressions numériques, gravures au plotter pour les décors.
Structures modulaires permettant de démonter ou recomposer un livre.
Reliures à couture apparente (type Bradel simplifié, reliure à charnières ou reliure belge contemporaine) valorisant la structure interne.
Matériaux recyclés ou durables, dans une approche plus écologique de l’artisanat.
Ces innovations ne suppriment pas le geste traditionnel : elles l’enrichissent et l’adaptent à notre époque.
La reliure moderne ne cherche pas à remplacer la reliure classique : elle la prolonge, la questionne et la réinvente. Les deux approches coexistent et se nourrissent mutuellement. L’une assure la transmission des gestes anciens ; l’autre explore de nouvelles manières de penser le livre.
De nombreux ateliers mêlent aujourd’hui apprentissage des techniques traditionnelles et expérimentation contemporaine. Cette complémentarité maintient la reliure dans une dynamique vivante, entre mémoire du passé et création d’avenir.
La reliure moderne invite à réfléchir à ce que le livre représente dans notre société : un objet matériel, porteur de sens, à l’heure du numérique et de la dématérialisation. Elle rappelle que le contact du papier, la texture d’une couvrure, la beauté d’une couture visible peuvent encore susciter l’émotion.
Dans la pratique moderne, chaque relieur devient un auteur à part entière. Son œuvre ne reproduit pas : elle interprète. Elle ne cherche pas à cacher les traces du travail, mais à les sublimer. Une couture décentrée, une teinte irrégulière, une coupure dans le cuir — autant de signes qui racontent la vie du livre et la liberté du créateur.
L’atelier moderne est un laboratoire : on y assemble, on expérimente, on hésite, on recommence. Mais au bout du geste, il y a toujours la même émotion : celle de voir un livre renaître sous une forme nouvelle, à la fois fidèle à son contenu et ouverte à l’imaginaire.